CHAPITRE VII

Après avoir été adopté officiellement au sein du clan, j’eus davantage l’occasion de fréquenter d’autres garçons de mon âge issus de familles de guerriers. Ichiro était un professeur très recherché, et comme il m’enseignait déjà l’histoire, la religion et les classiques, il consentit à admettre d’autres élèves à ses cours. Parmi eux se trouvaient Miyoshi Gemba, qui devait devenir avec son frère, Kahei, l’un de mes amis et alliés les plus proches. Gemba avait un an de plus que moi. Kahei était trop vieux pour suivre les cours d’Ichiro, ayant dépassé sa vingtième année, mais il aidait ses cadets à s’initier aux arts de la guerre.

Je me joignais maintenant aux hommes du clan qui se réunissaient dans une vaste salle située en face du château, afin de combattre avec des bâtons ou d’approfondir d’autres arts martiaux. Du côté le plus abrité de la salle, au sud, s’étendait un grand terrain pour les exercices d’équitation et de tir à l’arc. Chaque matin, après deux heures de calligraphie sous la direction d’Ichiro, je parcourais à cheval avec deux compagnons les rues tortueuses de la cité fortifiée et consacrais quatre ou cinq heures à m’entraîner avec acharnement.

À la fin de l’après-midi, je retrouvais Ichiro avec ses autres élèves, et nous luttions pour garder les yeux ouverts pendant qu’il tentait de nous inculquer les principes de Kung Tzu et l’histoire des Huit-Îles, C’est ainsi qu’arriva le solstice d’été, puis la fête de l’étoile de la Tisserande, et que les jours de la grande chaleur commencèrent. Les pluies de la saison des prunes avaient cessé, mais le temps resta très humide et orageux. Les fermiers prédisaient d’un air sombre que la saison des typhons serait encore pire que d’ordinaire.

Je continuais également à suivre les leçons de Kenji, mais elles avaient lieu la nuit. Il évitait la salle d’entraînement du clan, et m’exhortait à ne pas révéler les talents que j’avais hérités de la Tribu.

— Les guerriers n’y voient que de la sorcellerie, disait-il. Tes dons ne t’attireront que leur mépris.

Nous passâmes bien des nuits dehors, et j’appris à circuler en restant invisible dans la ville endormie. Ma relation avec Kenji était étrange. Je n’avais aucune confiance en lui à la lumière du jour. Les Otori m’avaient adopté, et je leur avais donné mon cœur. Je ne voulais pas qu’on me rappelle que je n’étais qu’un étranger, et même une anomalie. Mais la nuit, c’était différent. Kenji possédait des talents incomparables. Il voulait les partager avec moi, et je brûlais d’envie de me les approprier – en partie pour eux-mêmes, car ils satisfaisaient un besoin obscur qui était né en moi, mais aussi parce que je savais que j’avais beaucoup à apprendre si je voulais réaliser un jour ce que sire Shigeru attendait de moi. Bien qu’il ne m’en eût jamais parlé, je ne voyais pas d’autre motif pouvant expliquer qu’il m’ait arraché à l’enfer de Mino. J’étais le fils d’un assassin, un membre de la Tribu, et il m’avait adopté. J’allais maintenant l’accompagner à Inuyama. Dans quel dessein, sinon celui de tuer Iida ?

La plupart des jeunes guerriers m’acceptèrent, par égard pour sire Shigeru, et je me rendis compte que ces garçons et leurs pères avaient pour lui un immense respect. En revanche les rejetons de Masahiro et de Shoichi me menèrent la vie dure, surtout Yoshitomi, le fils aîné du premier. Ils me parurent bientôt aussi haïssables que leurs géniteurs, et ma haine se mêla de mépris pour leur arrogance et leur aveuglement. Nous nous battions souvent avec des bâtons, et je savais qu’ils nourrissaient envers moi des intentions meurtrières. Un jour, Yoshitomi m’aurait tué si je n’avais distrait à temps son attention en recourant à mon second moi. Il ne me pardonna jamais cet incident, et me murmurait souvent des insultes depuis lors : « Espèce de sorcier, sale tricheur. » En réalité, j’avais moins peur d’être tué par lui que de lui ôter moi-même la vie en me défendant ou par accident. Certes ces rencontres avaient un effet positif sur mes talents d’escrimeur, mais je me sentis soulagé quand le jour de notre départ arriva sans que le sang eût coulé.

La saison n’était guère propice aux voyages, puisque c’étaient les jours les plus chauds de l’été, mais nous devions absolument être à Inuyama avant le début de la fête des Morts. Nous ne prîmes pas la route directe passant par Yamagata mais partîmes en direction du sud, pour nous rendre à Tsuwano, qui était désormais le poste avancé du fief des Otori et où nous devions retrouver le cortège nuptial et célébrer la cérémonie des fiançailles. Après quoi notre voyage se poursuivrait en territoire Tohan et nous rattraperions la grand-route à Yamagata.

Le trajet jusqu’à Tsuwano fut tranquille et agréable, malgré la chaleur. J’étais délivré des leçons d’Ichiro et des tensions de l’entraînement. Cette chevauchée en compagnie de sire Shigeru et de Kenji avait des allures de vacances, et pendant quelques jours nous oubliâmes tous en apparence nos inquiétudes pour l’avenir. Malgré les éclairs qui chaque nuit illuminaient les montagnes et teintaient en bleu indigo les nuages, la pluie nous épargna et les feuillages des forêts à l’apogée de l’été nous baignèrent dans un océan verdoyant.

Nous entrâmes dans Tsuwano à midi, après nous être levés à l’aube pour couvrir la dernière étape de notre voyage. J’étais triste d’arriver, car je savais que c’en était fini désormais des plaisirs innocents de notre chevauchée sans souci. Les rues de Tsuwano étaient bordées de canaux regorgeant de grosses carpes rouge et or, et la ville chantait au rythme de ses eaux. Alors que nous approchions de l’auberge, j’entendis soudain se détacher sur le fond sonore de l’eau vive et des rues animées mon nom prononcé par une femme. La voix venait d’une bâtisse longue et basse aux murs blancs et aux fenêtres treillissées, qui devait servir de salle de combat. Je savais que deux femmes se trouvaient à l’intérieur mais je ne pouvais pas les voir. Je me demandai fugitivement ce qu’elles faisaient là, et pourquoi l’une d’elles avait prononcé mon nom.

Quand nous arrivâmes à l’auberge, j’entendis la même femme parler dans la cour. Il s’agissait de la servante de dame Shirakawa, et nous apprîmes que sa maîtresse était souffrante. Kenji se rendit à son chevet et en revint si enthousiasmé par sa beauté qu’il se lança dans des descriptions sans fin. Cependant Forage finit par éclater et je craignis que le tonnerre ne rende les chevaux nerveux, de sorte que je courus aux écuries sans l’écouter. Je n’avais pas envie d’entendre vanter la beauté de dame Shirakawa. Si jamais il m’arrivait de penser à elle, c’était avec l’aversion que m’inspirait le rôle qu’elle allait jouer dans le piège tendu à sire Shigeru.

Au bout d’un moment, Kenji me rejoignit dans les écuries en compagnie de la servante. Elle avait l’air d’une jolie fille aussi gentille qu’écervelée, mais je reconnus en elle une représentante de la Tribu avant même qu’elle m’ait adressé un sourire rien moins que respectueux en s’écriant :

— Mon cousin !

Elle leva les mains et les pressa contre les miennes.

— Je suis Kikuta, moi aussi, du côté de ma mère. Mais j’appartiens aux Muto par mon père. Kenji est mon oncle.

Nos mains avaient les mêmes doigts effilés, et la même ligne traversait nos paumes de part en part.

— C’est le seul trait distinctif dont j’aie hérité, dit-elle avec regret. Pour le reste, je suis une pure Muto.

Comme Kenji, elle avait la faculté de changer d’apparence de sorte qu’on n’était jamais sûr de la reconnaître. Au début, je la jugeai très jeune, mais je découvris qu’en fait elle avait près de trente ans et était mère de deux fils.

— Dame Kaede s’est un peu remise, annonça-t-elle à Kenji. Votre thé l’a fait dormir et maintenant elle tient absolument à se lever.

— Tu l’as surmenée, dit Kenji en souriant. À quoi pensais-tu, par une telle chaleur ?

Il ajouta à mon adresse :

— Shizuka initie dame Shirakawa à l’escrime. Elle peut aussi te donner des leçons. Avec cette pluie, nous ne sommes pas près de partir d’ici.

Il se tourna de nouveau vers elle :

— Peut-être pourras-tu lui apprendre à se montrer sans pitié. C’est la seule qualité qui lui manque.

— On ne peut guère l’enseigner, répliqua-t-elle. On naît impitoyable, on ne le devient pas.

— Shizuka, elle, ne s’embarrasse pas de pitié, me dit Kenji. Tu ferais mieux de t’en faire une amie !

Je ne répondis pas. J’étais un peu irrité de le voir attirer l’attention de Shizuka sur ma faiblesse dès notre première rencontre. La pluie martelait les pavés de la cour et nous nous étions abrités sous l’avant-toit des écuries, où les chevaux piaffaient nerveusement.

— Dame Shirakawa est-elle sujette à la fièvre ?

— Pas vraiment. C’est la première fois qu’elle a un accès de ce genre. Mais elle n’est guère robuste. Elle n’a aucun appétit, et elle dort mal. La perspective de son mariage et la situation de sa famille la tourmentent. Sa mère est mourante, et elle ne l’a pas revue depuis l’âge de sept ans.

— Tu t’es prise d’affection pour elle, remarqua Kenji avec un sourire.

— C’est vrai, même si je ne suis entrée à son service que pour complaire à Araï.

— Je n’ai jamais vu une fille aussi belle, avoua-t-il.

— Mon oncle ! Elle a vraiment fait votre conquête !

— Je dois vieillir. Je ne puis m’empêcher de la plaindre. Quelle que soit la tournure que prendront les événements, elle sera la perdante.

Un énorme coup de tonnerre éclata au-dessus de nos têtes. Les chevaux se cabrèrent en tirant sur leurs cordes, et je courus les calmer. Shizuka retourna dans l’auberge et Kenji partit en quête de la maison de bains. Je ne les revis pas avant le soir.

Plus tard, après m’être baigné et avoir revêtu une tenue de cérémonie, j’assistai sire Shigeru lors de sa première entrevue avec sa future épouse. Nous avions apporté des cadeaux, et je les sortis de leurs boîtes tout en présentant les objets de laque qui avaient fait le voyage avec nous. Des fiançailles étaient censées être un événement heureux, me semblait-il, même si je n’avais jamais participé à une telle fête. Pour la promise, cependant, c’était peut-être une épreuve qu’elle abordait toujours avec appréhension. En tout cas, cette cérémonie me parut chargée de tension et assombrie de présages funestes.

Dame Maruyama nous salua comme si nous n’étions que de vagues connaissances, mais ses yeux avaient peine à se détacher du visage de sire Shigeru. Je trouvai qu’elle avait vieilli depuis notre rencontre à Chigawa. Elle était toujours aussi belle, mais la souffrance avait gravé de fines rides sur son visage. Le seigneur et elle se montrèrent pleins de froideur l’un envers l’autre et aussi envers le reste de l’assistance, notamment dame Shirakawa.

Cette dernière nous réduisit au silence par sa beauté. Malgré l’enthousiasme dont Kenji avait fait montre, je ne m’attendais pas à tant de splendeur. Je compris mieux la douleur de dame Maruyama : il s’y mêlait sans doute maintenant une part de jalousie. Comment un homme pourrait-il refuser la possession d’une telle beauté ? Personne ne blâmerait sire Shigeru d’accepter ce présent des dieux, qui s’accordait à la fois avec son devoir envers ses oncles et avec les exigences de l’alliance. Mais ce mariage priverait dame Maruyama non seulement de l’homme qu’elle aimait depuis tant d’années, mais aussi de son allié le plus puissant.

L’atmosphère chargée de tensions souterraines qui régnait dans la pièce mit un comble à mon malaise et à ma gêne. Je voyais combien Kaede souffrait de la froideur de dame Maruyama. Le sang lui monta aux joues, et cette rougeur soudaine ne fit qu’embellir son teint. J’entendais son cœur battant, son souffle accéléré. Elle gardait les yeux baissés, sans regarder aucun de nous. Je me dis : « Elle est si jeune, et pleine de terreur. » À cet instant, elle leva les yeux et me regarda. Il me sembla qu’elle était en train de se noyer sous mes yeux, et que si je tendais la main vers elle, je la sauverais.

*

— Eh bien, Shigeru, vous devez maintenant choisir entre la femme la plus puissante des Trois Pays et la plus belle créature de notre temps, dit Kenji quelques heures plus tard, alors que nous échangions nos impressions après, avoir partagé bien des flacons de vin.

Il paraissait probable que la pluie allait nous retenir pour quelques jours à Tsuwano, de sorte qu’il était inutile de se coucher tôt pour se lever avant l’aube.

— Si seulement j’étais un seigneur !

— Vous avez déjà une épouse sous la main, répliqua Shigeru.

— Mon épouse est une bonne cuisinière, mais elle a une langue de vipère, un embonpoint excessif et une aversion marquée pour les voyages, grommela Kenji.

Je ne dis rien mais je ris en moi-même, car je savais qu’il mettait à profit l’absence de sa femme pour fréquenter assidûment le quartier des plaisirs.

Kenji continua ses plaisanteries qui visaient en fait, me sembla-t-il, à sonder les intentions de sire Shigeru. Cependant celui-ci se contenta de répondre dans la même veine, comme s’il fêtait réellement ses fiançailles. Grisé par le vin, j’allai me coucher au son de la pluie tambourinant sur le toit, tombant en cascade le long des gouttières et s’abattant sur les pavés. Les canaux étaient près de déborder : j’entendais dans le lointain le chant de la rivière s’enfler en un cri furieux tandis qu’elle dévalait la montagne.

Je me réveillai au milieu de la nuit, et me rendis compte instantanément que sire Shigeru n’était plus dans la chambre. Il était en train de parler avec dame Maruyama, d’une voix si basse que j’étais seul à pouvoir l’entendre. Un an plus tôt, dans une autre chambre d’auberge, je les avais surpris comme maintenant absorbés dans un entretien secret. J’étais à la fois épouvanté du risque qu’ils prenaient et stupéfait de la force de cet amour qui les soutenait malgré la rareté de leurs rencontres.

« Jamais il n’épousera Shirakawa Kaede », pensai-je. Mais je n’aurais su dire si ce constat me remplissait de joie ou d’inquiétude.

En proie à un profond malaise, je restai éveillé jusqu’à l’aube. Le soleil se leva sur une journée grise et humide, sans aucun signe d’amélioration du temps. Un typhon avait balayé l’ouest du pays plus tôt dans l’année que de coutume, amenant un cortège de pluies diluviennes, d’inondations, de ponts coupés et de routes impraticables. Tout était moite et sentait le moisi. Deux des chevaux avaient des jarrets enflés et brûlants, et un palefrenier avait reçu une ruade en pleine poitrine. Je prescrivis des cataplasmes pour les chevaux et fis examiner l’homme par un apothicaire. J’avalais un petit déjeuner tardif quand Kenji vint me rappeler que j’étais censé prendre un cours d’escrime. C’était bien la dernière chose que j’avais envie de faire.

— Quel autre projet as-tu pour ta journée ? insista-t-il. Tu veux rester assis à boire du thé ? Shizuka peut t’en apprendre long. Puisque nous sommes coincés ici, autant en tirer le meilleur parti.

Je terminai donc ma collation et suivis docilement mon professeur à la salle de combat, en courant sous la pluie. On entendait de l’extérieur les bâtons s’entrechoquer bruyamment. Deux jeunes hommes étaient en train de combattre. Au bout d’un instant, je me rendis compte que le premier n’était pas un garçon mais Shizuka : elle était plus habile que son adversaire, mais celui-ci, plus grand et plus déterminé, lui résistait vaillamment. En nous apercevant, cependant, Shizuka le toucha avec aisance sous la garde. Ce ne fut qu’en voyant le vaincu ôter son masque que je réalisai qu’il s’agissait de Kaede.

— Ils m’ont distraite ! s’écria-t-elle avec colère en essuyant son visage sur sa manche.

— Rien ne doit vous distraire, maîtresse, répliqua Shizuka. C’est votre principal point faible : vous manquez de concentration. Rien ne doit exister que votre adversaire, les sabres et vous.

Elle se retourna pour nous saluer :

— Bonjour, mon oncle ! Bonjour, mon cousin !

Nous répondîmes à son salut et nous inclinâmes avec un respect plus marqué devant Kaede. Puis il y eut un bref silence. Je me sentais mal à l’aise car c’était la première fois que je voyais des femmes dans une salle de combat, en tenue d’entraînement. Leur présence me déconcertait. Il me semblait que cette situation devait avoir quelque chose d’inconvenant. Je n’aurais pas dû me trouver ici avec la future épouse de sire Shigeru.

— Nous reviendrons plus tard, lançai-je. Quand vous aurez fini.

— Non, je veux que tu combattes avec Shizuka, dit Kenji. Dame Shirakawa ne peut certes pas rentrer seule à l’auberge, mais il sera instructif pour elle de vous observer.

— Elle aurait même besoin de s’entraîner avec un homme, intervint Shizuka. Dans un combat réel, elle n’aurait pas le choix de ses adversaires.

Je jetai un coup d’œil à Kaede. Ses yeux s’élargirent légèrement, mais elle garda le silence.

— Elle serait bien capable de battre Takeo, commenta Kenji d’une voix aigre.

Je me dis que le vin devait lui avoir donné la migraine. À dire vrai, je ne me sentais pas moi-même particulièrement frais.

Kaede s’assit en tailleur, comme un homme. Elle dénoua le cordon qui retenait ses cheveux en arrière, et ils se répandirent jusqu’au sol en ondoyant autour de son corps. Je m’efforçai de ne pas la regarder.

Shizuka me tendit un bâton et se mit en posture.

Nous combattîmes un moment, sans céder le moindre avantage à l’autre. Je n’avais encore jamais affronté une femme, et je retenais mes coups de peur de la blesser. Mais alors que je feintais, elle m’arracha soudain mon bâton des mains grâce à un coup tournoyant qui me prit totalement au dépourvu. Si mon adversaire avait été le fils de Masahiro, j’étais mort.

— Mon cousin, dit-elle avec reproche. Ne m’insultez pas, je vous prie.

Après quoi je me battis avec plus d’énergie, mais elle était habile et d’une force surprenante. Il fallut attendre la seconde reprise pour que je prenne peu à peu le dessus, et je ne dus mon avantage qu’aux instructions qu’elle me prodiguait. Elle me concéda la quatrième reprise, en déclarant :

— J’ai déjà combattu toute la matinée avec dame Kaede. Vous êtes reposé, mon cousin, outre que vous n’avez que la moitié de mon âge.

— Un peu plus que la moitié, je pense ! dis-je en haletant.

J’étais en nage et Kenji me donna une serviette pour que je m’essuie.

— Pourquoi appelles-tu sire Takeo ton cousin ? demanda Kaede.

— Vous n’allez pas me croire mais nous sommes parents, du côté de ma mère, répondit Shizuka. Sire Takeo n’est pas né Otori, il a été adopté.

Kaede nous regarda tous trois d’un air sérieux.

— Il y a un air de famille entre vous. C’est difficile à définir, mais on sent un mystère, comme si aucun d’entre vous n’était ce qu’il paraît être.

— Voilà une bonne définition de la sagesse dans le monde où nous vivons, noble dame, dit Kenji avec une piété qui me parut affectée.

Je supposai qu’il préférait que Kaede ignore la vraie nature de notre lien, à savoir que nous appartenions tous à la Tribu. Je n’en avais pas plus envie que lui, du reste. J’aimais mieux qu’elle voie en moi un Otori.

Shizuka ramassa le cordon et noua de nouveau la chevelure de Kaede.

— À votre tour d’affronter sire Takeo.

— Non, lançai-je aussitôt. Il faut que je vous laisse. Je dois m’occuper des chevaux et demander à sire Otori s’il n’a pas besoin de moi.

Kaede se leva. Je sentais qu’elle tremblait légèrement et j’avais le vertige en respirant le parfum qui émanait d’elle, où la sueur se mêlait à des effluves de fleurs.

— Rien qu’une reprise, assura Kenji. Ça ne peut pas vous faire de mal.

Shizuka voulut attacher le masque de Kaede, mais celle-ci la repoussa d’un geste.

— Si je dois affronter des hommes, autant combattre sans masque, dit-elle.

Je pris mon bâton à contrecœur. Dehors, la pluie redoublait de violence. La salle était plongée dans une lumière verdâtre qui estompait les contours. Nous semblions perdus dans un monde à part, isolé de la réalité, ensorcelé.

La reprise ressembla d’abord à un entraînement ordinaire, chacun de nous essayant de déstabiliser l’autre, mais j’avais sans cesse peur d’atteindre son visage et elle ne me quittait pas des yeux. Nous étions tous deux hésitants, embarqués dans un jeu étrange dont nous ignorions toutes les règles. Puis, sans que je puisse dire à quel instant, le combat se transforma en une sorte de danse. Un pas, un coup, une parade, un pas. Le souffle de Kaede s’accéléra, faisant écho au mien, jusqu’au moment où nous respirâmes à l’unisson, où ses yeux se mirent à briller dans son visage illuminé, où nos coups se firent plus violents et le rythme de nos pas plus trépidant. Par moments je dominais, puis c’était son tour, mais aucun de nous ne parvenait à prendre le dessus – en avions-nous seulement envie ?

Enfin, presque par erreur, je déjouai sa garde et préférai lâcher mon bâton plutôt que de risquer de toucher son visage. Aussitôt, Kaede abaissa son propre bâton et lança :

— Je me rends.

— C’était bien, commenta Shizuka, mais je pense que Takeo aurait pu y mettre un peu plus d’énergie.

Je restai debout, les yeux fixés sur Kaede, en ouvrant la bouche comme un idiot. Je me dis : « Si je ne la serre pas dans mes bras maintenant, j’en mourrai. »

Kenji me tendit une serviette et me donna une bonne tape en pleine poitrine.

— Takeo…, commença-t-il.

— Quoi ? dis-je d’un air hébété.

— Essaie de ne pas tout compliquer !

Shizuka lança d’une voix brusque, comme pour l’avertir d’un danger :

— Dame Shirakawa !

— Comment ? murmura Kaede sans me quitter des yeux.

— Je crois que ça suffit pour aujourd’hui, déclara Shizuka. Retournons dans votre chambre.

Kaede me sourit, en abandonnant soudain toute défiance :

— Sire Takeo.

— Dame Shirakawa.

Je m’inclinai devant elle en essayant de prendre un air cérémonieux, mais ne pus m’empêcher de répondre à son sourire.

— Il ne manquait plus que ça, marmonna Kenji.

— Que voulez-vous, c’est de leur âge ! répliqua Shizuka. Ils s’en remettront.

Quand Shizuka sortit de la salle avec Kaede, en criant aux servantes attendant dehors d’apporter des parapluies, j’entrevis soudain ce qu’ils avaient voulu dire. Ils avaient à la fois tort et raison. Kaede et moi venions d’éprouver les premières ardeurs du désir, et bien plus que du désir, de l’amour. Mais jamais nous ne pourrions nous en remettre.

Pendant une semaine, les pluies diluviennes nous retinrent prisonniers dans la petite ville de montagne. Nous n’eûmes pas d’autre séance d’entraînement en commun, Kaede et moi. J’aurais voulu qu’aucune n’eût jamais eu lieu : ç’avait été un moment de folie indépendant de ma volonté, et maintenant j’étais tourmenté par ses conséquences. Je passais mes journées à écouter la jeune fille. J’entendais sa voix, son pas et aussi, en ces heures où nous n’étions plus séparés que par une mince cloison, son souffle dans la nuit. Je pouvais dire comment elle dormait – mal – et quand elle se réveillait – souvent. Nous étions contraints de passer des moments ensemble, du fait de l’exiguïté de l’auberge, de notre voyage commun, de notre présence nécessaire au côté de sire Shigeru et de dame Maruyama. Mais nous n’avions jamais l’occasion de nous parler. Je crois que nous étions tous deux également terrifiés à l’idée de trahir nos sentiments. Nous osions à peine nous regarder, mais parfois nos yeux se rencontraient, et l’incendie se remettait à brûler entre nous.

Je maigrissais et mes yeux se creusaient à force de désir, et le manque de sommeil aggravait encore mon état car j’avais repris ma vieille habitude de vagabonder et repartais comme à Hagi explorer la nuit. Sire Shigeru ignorait mes escapades, puisque je profitais de ses entretiens avec dame Maruyama pour filer. Quant à Kenji, si jamais il s’en aperçut, il fit mine de rien. J’avais l’impression de devenir aussi immatériel qu’un fantôme. Le jour j’étudiais et je dessinais, la nuit je partais à la découverte de vies inconnues, en arpentant la ville comme une ombre. Je me disais souvent que jamais je n’aurais une vie à moi, étant destiné à appartenir pour toujours aux Otori ou à la Tribu.

J’épiais les marchands calculant les pertes que leur vaudraient les dégâts des eaux, je regardais les bourgeois boire et jouer dans des tripots avant de repartir aux bras de prostituées, je contemplais des enfants endormis entre leurs parents. J’escaladais des murs et des gouttières, je marchais sur des toits et longeais des clôtures. Un jour je franchis à la nage les douves du château, fis l’ascension de ses enceintes et de sa porte, et observai les gardes de si près que je pouvais sentir leur odeur. J’étais stupéfait de constater qu’ils étaient incapables de me voir et de m’entendre. J’écoutais ce que les gens disaient éveillés ou dans leur sommeil, j’entendais leurs protestations, leurs jurons et leurs prières.

Je rentrais à l’auberge avant l’aurore, trempé jusqu’aux os. Après avoir ôté mes vêtements mouillés, je me glissais sous les couvertures, nu et frissonnant. À moitié assoupi, j’écoutais le monde s’éveiller autour de moi. Les coqs chantaient d’abord, puis les corneilles commençaient à croasser. Des servantes se levaient pour aller chercher de l’eau, des sabots claquaient sur les ponts de bois. Dans les écuries, Raku et les autres chevaux hennissaient. J’attendais l’instant où j’entendrais la voix de Kaede.

Après trois jours de déluge ininterrompu, la pluie commença à faiblir. Sire Shigeru recevait de nombreuses visites à l’auberge. J’épiais leurs conversations circonspectes en essayant de reconnaître les visiteurs loyaux et ceux qui ne demandaient qu’à le trahir. Nous nous rendîmes au château pour offrir des présents à sire Kitano, et je revis au grand jour les murailles et la porte que j’avais escaladées la nuit.

Il nous accueillit courtoisement et présenta ses condoléances pour la mort de Takeshi. Le sujet devait lui tenir à cœur, car il y revint à plusieurs reprises. Il appartenait à la même génération que les oncles de sire Shigeru et avait deux fils du même âge que lui. Ils n’assistaient pas à l’entrevue – le premier était prétendument en voyage, et le second souffrant. Sire Kitano présenta des excuses, mais je savais qu’il mentait.

— Ils ont passé leur adolescence à Hagi, me raconta plus tard sire Shigeru. Ils fréquentaient assidûment la maison de mes parents et étaient comme deux frères pour Takeshi et moi-même.

Il resta un moment silencieux, puis reprit :

— Enfin, cela remonte à des années. Les temps changent et nous devons tous changer avec eux.

Mais je ne pouvais accepter cette résignation. Je sentais avec amertume que plus nous nous rapprochions du territoire Tohan, plus le seigneur était isolé.

La nuit tombait. Nous nous étions baignés et attendions le souper. Kenji était parti pour la maison de bains, où il prétendait s’être entiché d’une fille. La pièce donnait sur un petit jardin. La pluie n’était plus qu’une faible bruine et les portes étaient grandes ouvertes. Le jardin exhalait un parfum pénétrant de terre détrempée et de feuilles mouillées.

— Demain, il fera beau, dit sire Shigeru. Nous pourrons reprendre notre voyage. Cependant nous n’arriverons pas à Inuyama avant la fête. Nous serons contraints de séjourner à Yamagata, je pense.

Il sourit sans aucune joie et ajouta :

— Je pourrai ainsi commémorer la mort de mon frère dans les lieux mêmes où elle s’est produite. Mais personne ne doit s’apercevoir de mes sentiments. Il faut que je feigne d’avoir renoncé à toute idée de vengeance.

— Pourquoi pénétrer en territoire Tohan ? demandai-je. Il n’est pas trop tard pour rebrousser chemin. Si c’est mon adoption qui vous oblige à ce mariage, je pourrais repartir avec Kenji. Il n’attend que ça.

— Il n’en est pas question répliqua le seigneur. J’ai donné ma parole que je respecterais ces engagements, et j’ai apposé mon sceau. Maintenant que j’ai plongé dans le fleuve, je dois suivre le courant. Je préférerais encore être assassiné par Iida plutôt que d’en être méprisé.

Il jeta un regard circulaire sur la chambre, l’oreille aux aguets.

— Nous sommes absolument seuls ici ? Tu n’entends personne ?

Je percevais la rumeur familière du soir dans l’auberge : le pas léger des servantes chargées d’eau et de victuailles, le couteau de la cuisinière en plein travail dans la cuisine, de l’eau en train de bouillir, les conversations grognonnes des gardes arpentant le couloir et la cour. Je n’entendais personne respirer en dehors de nous deux.

— Nous sommes seuls.

— Approche-toi. Une fois que nous serons parmi les Tohan, il nous sera impossible de parler. J’ai beaucoup de choses à te dire avant…

Il me fit un sourire – un vrai cette fois.

— … avant ce qui arrivera à Inuyama !

— J’ai songé à t’envoyer au loin. Kenji le voudrait pour ta sécurité, et ses craintes sont évidemment justifiées. Quant à moi, advienne que pourra, je dois me rendre à Inuyama. Le service que je te demande est presque impossible, et va bien au-delà de toutes les obligations que tu peux avoir à mon égard. Il me semble donc que je dois te donner le choix. Quand tu auras entendu ce que je veux te dire avant que nous soyons entrés en territoire Tohan, tu seras libre si tu le désires de partir avec Kenji et de rejoindre les rangs de la Tribu.

Un bruit étouffé dans le couloir m’épargna une réponse.

— Quelqu’un s’avance vers la porte.

Nous fîmes tous deux silence.

Un instant plus tard, les servantes entrèrent avec les plateaux du souper. Après leur départ, nous nous mîmes à manger. À cause de la pluie, la chère était maigre : une sorte de poisson mariné, du riz, de la langue du diable et des concombres au vinaigre. Mais je crois que ni lui ni moi n’y avons fait attention.

— Peut-être te demandes-tu d’où est née ma haine pour Iida, dit sire Shigeru. J’ai toujours éprouvé pour lui une antipathie personnelle, du fait de sa cruauté et de sa duplicité. Après Yaegahara et la mort de mon père, quand mes oncles ont pris la tête du clan, beaucoup de gens ont estimé que j’aurais dû mettre fin à mes jours. D’après eux, c’était la seule solution honorable – et le meilleur moyen de les débarrasser de ma présence encombrante. Mais lorsque les Tohan ont pris possession des terres conquises sur les Otori et que j’ai vu les conséquences désastreuses de leur domination pour les gens du peuple, j’ai décidé qu’il serait plus louable de vivre et de chercher à me venger. Je crois que la satisfaction du peuple est la pierre de touche d’un gouvernement. Si le souverain est juste, le pays est comblé des bienfaits du Ciel. Dans les contrées administrées par les Tohan, le peuple meurt de faim et gémit sous le poids des dettes et des exactions continuelles des fonctionnaires d’Iida. Les Invisibles sont torturés et tués avec des raffinements divers : on les crucifie, on les suspend la tête en bas au-dessus de fosses à ordures, on les enferme dans des corbeilles pour les livrer en pâture aux corbeaux. Les paysans sont contraints d’abandonner leurs nouveau-nés et de vendre leurs filles faute de pouvoir les nourrir.

Il prit un morceau de poisson et le mâcha posément, le visage impassible.

— Iida devint le souverain le plus puissant des Trois Pays. Le pouvoir confère sa propre légitimité. La plupart des gens pensent qu’un seigneur a le droit d’agir à sa guise dans son clan et dans ses terres. Moi-même, j’ai été élevé dans cette croyance. Mais Iida menaçait mon pays, le pays de mon père, et je n’avais pas l’intention de lui abandonner ma patrie sans combattre.

« Cette pensée ne m’a pas quitté depuis de longues années. J’ai endossé une personnalité qui n’était que partiellement la mienne. On m’appelle Shigeru le Fermier. Je me suis consacré à bonifier mes terres, et les saisons, les récoltes et l’irrigation sont devenues mes seuls sujets de conversation. Ce sont des questions qui m’intéressent, du reste, mais elles me donnaient aussi un prétexte pour parcourir le fief en tous sens et apprendre bien des choses que j’aurais ignorées autrement.

« J’évitais de me rendre en pays Tohan, en dehors de mes visites annuelles à Terayama où sont enterrés mon père et nombre de mes ancêtres. Le temple avait été cédé aux Tohan en même temps que la ville de Yamagata, après Yaegahara. Mais la cruauté des Tohan finit un jour par m’atteindre personnellement, et ma patience arriva à son terme.

« L’année dernière, juste après la fête de l’étoile de la Tisserande, ma mère tomba malade. Son accès de fièvre fut particulièrement virulent : elle mourut dans la semaine. Trois autres membres de la maisonnée succombèrent, y compris sa servante. Je tombai malade à mon tour. Pendant quatre semaines, je restai suspendu entre la vie et la mort, en proie au délire, inconscient du reste du monde. Ma guérison fut inespérée et quand elle fut acquise, je regrettai de n’avoir pas péri, car c’est alors que j’appris que mon frère avait été assassiné durant la première semaine de ma maladie.

« Nous étions au cœur de l’été. Il avait déjà été enterré. Personne ne put me dire comment les faits s’étaient déroulés : apparemment, il n’y avait pas eu de témoin. Mon frère avait depuis peu une nouvelle maîtresse, mais elle aussi avait disparu. Nous apprîmes seulement qu’un marchand de Tsuwano avait reconnu le corps dans les rues de Yamagata et s’était chargé de le faire inhumer à Terayama. Dans mon désespoir, j’écrivis à Muto Kenji, que je connaissais depuis Yaegahara. Je me disais que la Tribu pourrait me fournir des informations. Deux semaines plus tard, un homme se présenta chez moi tard dans la nuit. Il était muni d’une lettre d’introduction portant le sceau de Kenji. À le voir, je l’aurais pris pour un palefrenier ou un fantassin. Il me confia qu’il s’appelait Kuroda, un nom que je savais courant parmi les membres de la Tribu.

« La fille dont Takeshi s’était entiché était une chanteuse, et ils s’étaient rendus ensemble à Tsuwano pour la fête de l’étoile de la Tisserande. J’étais déjà au courant de ces circonstances, car dès la mort de ma mère j’avais envoyé à mon frère un message lui enjoignant de ne pas rentrer à Hagi. J’aurais voulu qu’il reste à Tsuwano, mais apparemment la fille voulait pousser jusqu’à Yamagata, où elle avait de la famille, et Takeshi l’accompagna. Kuroda me dit qu’il y avait eu une scène dans une auberge – des insultes proférées à l’encontre des Otori et de moi-même. Une rixe éclata. Takeshi était une fine lame, il tua deux hommes et en blessa plusieurs autres, qui prirent la fuite. Puis il rentra chez les parents de la fille. Au milieu de la nuit, des Tohan vinrent mettre le feu à la maison. Tous ses habitants furent brûlés vifs ou poignardés s’ils essayaient d’échapper aux flammes.

Je fermai les yeux un instant, il me semblait entendre leurs hurlements.

— Oui, ce fut la même chose qu’à Mino, continua sire Shigeru avec amertume. Les Tohan prétendirent qu’il s’agissait d’une famille d’invisibles, bien que rien ne permît de l’affirmer. Mon frère était en costume de voyage. Personne ne connaissait son identité. Son cadavre resta dans la rue pendant deux jours.

Il poussa un profond soupir.

— L’indignation aurait dû être à son comble. Des clans sont entrés en guerre pour moins que cela. Le moins qu’Iida pouvait faire, c’était de présenter des excuses, de punir ses hommes et d’offrir une réparation quelconque. Mais Kuroda me rapporta qu’en apprenant cette nouvelle, Iida s’était écrié : « Ces parvenus d’Otori ! En voilà au moins un dont je n’aurai plus à me soucier. Dommage qu’ils ne m’aient pas plutôt débarrassé du frère. » Même les meurtriers furent stupéfaits, me dit Kuroda. Ils ignoraient quand ils l’avaient tué qui était Takeshi. En apprenant son identité, ils s’étaient attendus à payer de leur vie cette erreur.

« Mais Iida ne fit rien, pas plus que mes oncles. Je leur racontai confidentiellement ce que Kuroda m’avait appris. Ils préférèrent ne pas ajouter foi à ce récit. Ils me rappelèrent la témérité dont Takeshi avait souvent fait preuve dans le passé, les rixes auxquelles il avait été mêlé, les risques qu’il prenait. Ils m’interdirent d’évoquer ce sujet en public. Ma santé était loin d’être rétablie, me dirent-ils, je ferais mieux de changer d’air un moment. Ils me suggérèrent de faire un petit voyage dans les montagnes de l’Est, d’essayer les sources thermales ou les prières dans les sanctuaires. Je décidai de partir, mais dans un dessein différent de celui qu’ils me proposaient.

— Vous êtes allé me chercher à Mino, chuchotai-je.

Il ne me répondit pas tout de suite. La nuit était tombée, maintenant, mais le ciel rougeoyait encore faiblement. Les nuages se dissipaient, et la lune apparaissait et disparaissait entre les nuées. Pour la première fois, je distinguai les montagnes et les pins dont la silhouette se détachait, noire, sur le ciel nocturne.

— Dis aux servantes d’apporter les lampes, dit sire Shigeru, et j’allai à la porte pour les appeler.

Elles arrivèrent bientôt et enlevèrent les plateaux, apportèrent du thé et allumèrent les lampes dans leurs supports. Après leur départ, nous bûmes le thé en silence. Les bols luisaient d’un vernis bleu foncé. Shigeru tourna le sien dans sa main puis le retourner pour lire le nom du potier.

— À mes yeux, il a moins de charme que les couleurs de terre de Hagi, commenta-t-il, mais il n’en est pas moins beau.

— Puis-je vous poser une question ? demandai-je avant de me taire de nouveau, ne sachant vraiment si je voulais connaître la réponse.

— Continue, m’encouragea-t-il.

— Vous avez laissé croire aux gens que nous nous étions rencontrés par hasard, mais il m’a semblé que vous saviez où me trouver. Vous me cherchiez.

Il hocha la tête.

— Oui, j’ai su qui tu étais dès que je t’ai vu sur le sentier. J’étais venu à Mino dans l’intention expresse de te trouver.

— Parce que mon père était un assassin ?

— C’était la raison principale, mais non la seule.

J’avais l’impression qu’il n’y avait pas assez d’air dans la chambre pour me permettre de respirer. Je ne me souciais pas des autres raisons qui avaient pu pousser sire Shigeru à me chercher. Il fallait que je me concentre sur l’essentiel.

— Mais comment pouviez-vous savoir, alors que j’ignorais tout moi-même, alors que même la Tribu n’était pas au courant ?

Il reprit d’une voix encore plus basse qu’auparavant :

— Depuis Yaegahara, j’ai eu le temps d’apprendre bien des choses. Je n’étais qu’un adolescent, à l’époque, le type même du fils de guerrier incapable de rien concevoir au-delà du maniement du sabre et de l’honneur de ma famille. J’ai rencontré Muto Kenji lors de cette bataille, et dans les mois qui suivirent il m’a ouvert les yeux sur le pouvoir souterrain qui se cache derrière la domination de la classe des guerriers. J’ai pu entrevoir les réseaux de la Tribu et comprendre comment ils contrôlent les seigneurs de la guerre et leurs clans. Kenji est devenu un ami, et grâce à lui j’ai rencontré beaucoup d’autres membres de la Tribu. Ils m’intéressaient, et j’en sais probablement plus long sur leur compte que n’importe quel autre étranger. Mais j’ai gardé pour moi ces informations. Je n’en ai parlé à personne sinon vaguement à Ichiro, et maintenant à toi.

Je pensai au bec du héron plongeant brusquement dans les eaux.

— Kenji s’est trompé, le soir de notre première conversation à Hagi. Je savais très bien qui j’amenais dans ma maisonnée. Mais je ne m’étais pas rendu compte de l’étendue de tes talents.

Il me lança un sourire plein de franchise, qui transfigura son visage.

— Tes dons ont été pour moi une récompense imprévue.

Je semblais avoir de nouveau perdu l’usage de la parole. Je savais qu’il fallait que nous en venions au dessein qui avait poussé sire Shigeru à me chercher et à me sauver la vie, mais je ne pouvais me résoudre à aborder de but en blanc ce sujet. Je sentis resurgir en moi le côté obscur de ma nature, héritage de la Tribu. J’attendis en silence.

Le seigneur reprit :

— Je savais que je ne pourrais jamais trouver de repos sous le ciel tant que les meurtriers de mon frère seraient vivants. Je tenais leur maître pour responsable de leurs actes. Et entre-temps, la situation s’était modifiée. La brouille d’Araï avec Noguchi signifiait que les Seishuu étaient de nouveau intéressés par une alliance avec les Otori contre Iida. Une seule conclusion s’imposait : le moment était venu d’assassiner le tyran.

En entendant ces mots, je sentis une sourde excitation commencer à bouillonner en moi. Je me rappelai cet instant dans mon village où j’avais décidé de ne pas mourir mais de vivre pour me venger, et cette nuit à Hagi, à la lueur de la lune hivernale, où j’avais su que je possédais la capacité et la volonté nécessaires pour tuer Iida. Je me sentis profondément fier à l’idée que sire Shigeru était venu me chercher dans ce dessein. Ma vie entière semblait converger vers cette mort.

— Mes jours vous appartiennent, déclarai-je. Je ferai tout ce que vous voudrez.

— Ce que je te demande est extrêmement dangereux, presque impossible. Si tu choisis de refuser, tu es libre de t’en aller demain avec Kenji. Toutes les dettes entre nous seront effacées. Ta réputation n’aura nullement à en souffrir.

— Ne m’insultez pas, je vous prie.

Ma réaction le fit rire.

J’entendis des pas dans la cour et une voix sur la véranda.

— Kenji est de retour.

Quelques minutes plus tard, il entra dans la chambre, suivi d’une servante apportant du thé frais. Il nous examina du coin de l’œil pendant qu’elle nous servait, et lança dès qu’elle fut partie :

— Vous avez l’air de conspirateurs. Qu’est-ce que vous complotez ?

— De nous rendre à Inuyama, répondit sire Shigeru. J’ai exposé mes intentions à Takeo. Il m’accompagne là-bas de son propre gré.

Kenji changea d’expression.

— Il court à sa perte, marmonna-t-il.

— Peut-être que non, dis-je d’une voix légère. Sans me vanter, je crois que je suis la seule personne au monde qui ait une chance d’approcher sire Iida.

— Tu n’es qu’un enfant, grogna mon professeur. Je l’ai déjà dit à sire Shigeru. Il connaît mon opposition à ce projet inconsidéré. Écoute-moi, maintenant. T’imagines-tu vraiment pouvoir tuer sire Iida ? Il a survécu à davantage de tentatives d’assassinat que je n’ai eu de filles dans mon lit. Et tu n’as encore jamais tué personne ! Sans compter que tu as toutes les chances d’être reconnu soit dans la capitale, soit en chemin. Je crois que ton colporteur a parlé de toi à quelqu’un. Ce n’est pas un hasard si Ando s’est rendu à Hagi. Il venait vérifier si la rumeur disait vrai, et il t’a vu en compagnie de sire Shigeru. À mon avis, Iida sait déjà qui tu es et où tu te trouves. Tu te feras probablement arrêter dès que tu auras mis les pieds en territoire Tohan.

— Pas s’il est avec moi, intervint le seigneur. Ne suis-je pas un Otori venant conclure une alliance amicale ? Du reste, je lui ai dit qu’il était libre de s’en aller avec vous. C’est lui qui a choisi de m’accompagner.

Je crus déceler une note de fierté dans sa voix. Je me tournai vers Kenji :

— Il n’est pas question que je m’en aille. Il faut que je me rende à Inuyama. De toute façon, j’ai mes propres comptes à régler là-bas.

Il soupira d’un air irrité.

— Dans ce cas, je suppose que je vais devoir vous suivre.

— Le temps s’est éclairci. Nous reprendrons notre voyage dès demain, dit sire Shigeru.

— J’ai encore un mot à vous dire, Shigeru. Vous m’aviez stupéfié en m’apprenant que vous aviez réussi à cacher si longtemps vos amours avec dame Maruyama. Mais j’ai entendu quelque chose, aux bains, une plaisanterie qui me porte à croire que votre secret n’en est plus un.

— Qu’avez-vous entendu ?

— Un homme a déclaré à la fille qui lui frottait le dos que sire Otori était en ville avec sa future épouse. À quoi elle a répondu : « L’actuelle épouse est aussi du voyage. » Beaucoup de clients ont ri comme s’ils saisissaient l’allusion, et la conversation a roulé ensuite sur dame Maruyama et sur le désir qu’Iida ressentait pour elle. Bien sûr, nous sommes encore en pays Otori : ils n’éprouvent que de l’admiration à votre égard, et cette rumeur leur fait plaisir car elle rehausse la réputation des Otori et constitue comme un coup de poignard dans le dos des Tohan. Mais c’est autant de raisons supplémentaires pour répandre ce bruit, jusqu’au moment où il parviendra aux oreilles d’Iida.

Je voyais le visage de sire Shigeru à la lueur des lampes. Une expression étrange s’y peignit, où il me sembla lire un mélange d’orgueil et de regret.

— Iida peut bien me tuer, dit-il. Il ne peut rien changer au fait qu’elle me préfère à lui.

— Vous êtes amoureux de la mort, comme tous ceux de votre classe, siffla Kenji d’une voix que je ne lui avais jamais entendue, où vibrait un ressentiment profond.

— Je ne crains pas la mort, répliqua le seigneur. Mais il est faux de prétendre que j’en suis amoureux. Bien au contraire, je pense avoir prouvé combien j’aimais la vie. Mais mieux vaut mourir que de vivre dans la honte, et c’est là le point où je suis parvenu aujourd’hui.

J’entendis des pas approcher. Je tournai la tête comme un chien, et les deux hommes se turent. On frappa à la porte. Sachie apparut sur le seuil et s’agenouilla. Sire Shigeru se leva aussitôt pour la rejoindre, et elle lui chuchota quelque chose avant de s’en aller silencieusement. Il se tourna vers nous :

— Dame Maruyama souhaite m’entretenir des dispositions à prendre pour le voyage de demain. Je vais me rendre un moment dans sa chambre.

Kenji resta silencieux, mais inclina légèrement la tête.

— C’est peut-être la dernière fois que nous serons ensemble, dit doucement le seigneur.

Il sortit dans le couloir en faisant coulisser la porte derrière lui.

— Dommage que je n’aie pas été le premier à te trouver, marmonna Kenji. Tu ne serais jamais devenu un seigneur, et aucun lien de loyauté ne t’attacherait à Shigeru. Tu appartiendrais corps et âme à la Tribu, et tu ne te ferais pas prier pour filer avec moi dès cette nuit.

— Si sire Otori ne m’avait pas trouvé le premier, je serais mort ! répliquai-je avec véhémence. Que faisait la Tribu pendant que les Tohan massacraient les miens et incendiaient ma maison ? Le seigneur m’a sauvé la vie, ce jour-là. C’est pour cette raison que je ne puis le quitter. Jamais je ne l’abandonnerai. N’essayez pas de m’en reparler à l’avenir !

Le regard de Kenji devint impénétrable.

— Sire Takeo, dit-il d’un ton ironique.

Les servantes vinrent installer les lits et nous n’échangeâmes plus un mot.

*

Le lendemain matin, les routes sortant de Tsuwano étaient bondées de voyageurs profitant du beau temps pour continuer leur voyage. Le ciel était d’un bleu clair et intense, et la terre gorgée d’humidité fumait sous l’ardeur du soleil. Le pont de pierre franchissant le fleuve était intact, mais l’eau se précipitait avec furie sous ses arches, en jetant contre les piles des branches d’arbres, des planches de bois, des cadavres d’animaux et peut-être d’humains. Je pensais fugitivement à la première fois où j’avais traversé le pont de Hagi quand j’aperçus un héron noyé flottant sur les ondes, son plumage gris et blanc imbibé d’eau, toute sa grâce flétrie, défigurée. Cette vision me glaça comme un présage terrible.

Les chevaux étaient reposés et impatients de trotter. Si jamais sire Shigeru était moins impatient et partageait mes pressentiments funestes, il n’en laissa rien voir. Son visage était calme, ses yeux brillaient. Il semblait rayonner d’énergie et de vie. Mon cœur se serra à cette vue, car je frémissais de penser que je tenais dans mes mains d’assassin son avenir tout entier. Je regardai mes mains posées sur l’encolure gris pâle et la crinière noire de Raku, et je me demandai si elles me trahiraient.

Je n’aperçus que fugitivement Kaede, alors qu’elle montait dans le palanquin. Elle ne me regarda pas. Dame Maruyama s’inclina légèrement en nous voyant, mais ne dit mot. Son visage était pâle, ses yeux cernés, mais elle se montrait pleine de calme et de sang-froid.

Le voyage fut lent et pénible. À l’abri de ses montagnes, Tsuwano avait échappé au gros de la tempête, mais en descendant vers la vallée nous découvrîmes toute l’étendue du désastre : maisons et ponts emportés par les flots, arbres déracinés, champs inondés. Les villageois nous regardaient d’un air morne ou ne pouvaient cacher leur colère en nous voyant traverser le théâtre de leur souffrance, que nous accroissions encore en réquisitionnant leur foin pour nourrir nos chevaux et leurs bateaux pour franchir les rivières en crue. Nous avions déjà plusieurs jours de retard, et devions à tout prix forcer l’allure.

Il nous fallut trois jours pour atteindre la frontière du fief, soit le double du temps prévu. Une escorte avait été envoyée à notre rencontre. Elle comprenait trente guerriers Tohan menés par Abe, l’un des hommes de confiance d’Iida, et l’emportait ainsi en nombre sur les vingt cavaliers accompagnant sire Shigeru. Sugita et les autres hommes de la suite de dame Maruyama étaient rentrés dans leurs domaines après notre arrivée à Tsuwano.

Abe et ses hommes attendaient depuis une semaine, et ils étaient impatients et irritables. Ils ne voulaient pas passer le temps requis pour la fête des Morts à Yamagata. Les relations entre les deux clans étaient rien moins que cordiales, et l’atmosphère se chargea de tension. Les Tohan se montraient arrogants et hâbleurs. Ils nous faisaient sentir que nous étions en situation d’infériorité, que les Otori venaient ici en suppliants, non en égaux. Mon sang bouillait pour sire Shigeru, mais lui ne semblait pas autrement ému. Il faisait preuve de sa courtoisie habituelle, et c’est à peine si son humeur s’était un peu assombrie.

Je passai ces jours dans le même silence qu’à l’époque où j’avais perdu l’usage de la parole. J’épiais des bribes de conversation dans l’espoir qu’elles me révéleraient, comme des brins de paille, dans quelle direction soufflait le vent. Mais en pays Tohan, les gens étaient taciturnes et renfermés. Ils savaient que les espions pullulaient et que les murs avaient des oreilles. Même quand les guerriers Tohan s’enivraient la nuit, ils gardaient un mutisme qui contrastait avec l’expansivité bruyante et joyeuse des Otori.

Je n’avais plus approché la triple feuille de chêne d’aussi près depuis le jour du massacre de Mino. Je baissais les yeux et détournais mon visage, de peur de voir ou d’être reconnu par un des hommes qui avaient incendié mon village et assassiné ma famille. Mon personnage d’artiste m’était utile, car je pouvais souvent m’isoler avec mes pinceaux et ma pierre à encre. J’abandonnais ma nature véritable pour devenir un garçon doux, sensible et craintif, prenant rarement la parole et se fondant avec le décor. Mon professeur était la seule personne à qui je parlais. Kenji ne se montrait pas moins timide et discret que moi-même. De temps en temps, nous échangions à voix basse des remarques sur la calligraphie ou le style de peinture en usage sur le continent. Les Tohan nous méprisaient et ne faisaient pas attention à nous.

Notre séjour à Tsuwano me paraissait maintenant comme le souvenir d’un rêve. Notre combat avait-il vraiment eu lieu ? L’amour nous avait-il surpris et enflammés, Kaede et moi ? Je la vis à peine durant les jours qui suivirent. Les dames logeaient dans des maisons indépendantes et prenaient leurs repas à part. Il n’était pas difficile de faire comme si Kaede n’existait pas ainsi que je me l’étais promis, mais si jamais j’entendais sa voix, mon cœur battait à tout rompre, et la nuit son image brûlait derrière mes yeux fermés. Étais-je ensorcelé ?

Le premier soir, Abe m’ignora, mais le second, après le souper, quand le vin eut éveillé son agressivité, il me fixa longuement avant de demander à sire Shigeru :

— Ce garçon est un de vos parents, j’imagine ?

— C’est le fils d’un cousin éloigné de ma mère, répondit le seigneur, le cadet d’une nombreuse famille dont tous les enfants sont maintenant orphelins. Ma mère avait toujours voulu l’adopter, et après sa mort j’ai exaucé son désir.

— En vous mettant du même coup une poule mouillée sur les bras, commenta Abe en riant.

— Hélas, vous pourriez bien être dans le vrai, dit sire Shigeru. Mais il a d’autres talents qui ont leur prix. Il est doué pour le calcul et pour l’écriture, et n’est pas dénué d’un certain don pour la peinture.

Il parlait d’un ton empreint de patience et de déception, comme si j’étais pour lui un fardeau importun, mais je savais que ses remarques n’avaient pour but que de donner la dernière touche à mon personnage. Assis, les yeux baissés, je gardais le silence.

Abe se servit encore du vin et but en m’observant par-dessus sa coupe. Il avait des yeux petits et enfoncés dans un visage grêlé, aux traits grossiers.

— Ça ne sert pas à grand-chose de nos jours !

— Nous pouvons certainement espérer en une paix prochaine, maintenant que nos deux clans sont sur le point de s’allier, observa tranquillement sire Shigeru. Qui sait si les arts ne fleuriront pas de nouveau.

— La paix avec les Otori, c’est possible. Ils se soumettront sans combattre. Mais maintenant ce sont les Seishuu qui s’agitent, sous l’influence de ce traître d’Araï.

— Araï ?

— Un ancien vassal de Noguchi, seigneur de Kumamoto. Ses terres jouxtent celles de la famille de votre fiancée. Il a passé l’année à lever des troupes. Il faut que nous l’ayons écrasé avant l’hiver.

Abe but de nouveau. Son visage prit une expression d’ironie méchante, accentuant la courbe cruelle de sa bouche.

— Araï a tué un homme qui tentait paraît-il d’abuser de dame Shirakawa, et il s’est tenu pour offensé quand sire Noguchi l’a exilé.

Il se tourna vers moi et me demanda, avec le don de seconde vue des ivrognes :

— Je parie que tu n’as jamais tué un homme, mon gars, je me trompe ?

— Non, sire Abe, répondis-je.

Il éclata de rire. Je sentais la brute affleurer en lui, et je ne voulais pas le provoquer.

— Et toi, mon vieux ? lança-t-il à Kenji qui tenait son rôle de professeur insignifiant en buvant son vin avec délice.

Il semblait légèrement gris, mais en réalité il était bien moins ivre qu’Abe.

Il entonna d’une voix haut perchée, avec une piété affectée :

— Bien que les sages nous enseignent que l’homme noble ait le droit, et même le devoir, de venger une mort, je n’ai jamais eu l’occasion d’en venir à une telle extrémité. D’autre part, l’illuminé invite ses disciples à s’abstenir d’ôter la vie à quelque être sensible que ce soit, aussi ai-je adopté un régime strictement végétarien.

Il but en connaisseur et remplit de nouveau sa coupe.

— Par bonheur, le vin de riz fait partie de ce régime.

— Vous n’avez donc pas de guerriers à Hagi, pour être contraint de voyager avec des compagnons de cet acabit ? s’esclaffa Abe.

— Je suis censé me rendre à mes noces, répliqua sire Shigeru d’une voix douce. Devrais-je plutôt me préparer au combat ?

— Un homme devrait toujours se préparer au combat, rétorqua Abe. Surtout quand sa fiancée a la réputation de dame Kaede. Vous en avez conscience, je suppose ?

Il secoua sa tête massive.

— C’est comme manger du poisson-lanterne. Une bouchée serait capable de vous tuer. Vous n’êtes pas inquiet à cette perspective ?

— Je devrais l’être ?

Le seigneur se versa du vin et but.

— Il est vrai qu’elle est adorable, je l’avoue. Le jeu en vaut sans doute la chandelle !

— Dame Shirakawa ne sera pas un danger pour moi assura sire Shigeru, avant de mettre Abe sur le sujet de ses exploits durant les campagnes d’Iida à l’est.

J’écoutai les vantardises du soudard en essayant de déceler ses faiblesses. J’avais d’ores et déjà décidé de le tuer.

*

Le lendemain, nous arrivâmes à Yamagata. La cité avait été frappée de plein fouet par la tempête, qui avait laissé derrière elle de nombreux morts et des récoltes ravagées. Presque aussi grande que Hagi, elle avait été la seconde ville du fief des Otori avant d’être cédée aux Tohan. Le château avait été reconstruit et donné à un vassal d’Iida, mais la plupart des habitants se considéraient toujours comme des Otori et la présence de sire Shigeru était un motif supplémentaire d’agitation. Abe avait espéré être à Inuyama avant le début de la fête des Morts, et il était furieux de ce séjour forcé à Yamagata. Tant que la fête n’était pas terminée, tout voyage était censé être néfaste, en dehors des visites aux temples et des pèlerinages aux lieux sacrés.

Sire Shigeru était accablé de tristesse en découvrant pour la première fois l’endroit où Takeshi avait trouvé la mort.

— Chaque fois que je vois un Tohan, je me demande s’il est l’un des assassins, me confia-t-il tard dans la nuit. Et je m’imagine qu’eux-mêmes se demandent pourquoi ils n’ont toujours pas reçu leur châtiment, et qu’ils me méprisent parce que je les laisse vivre. J’ai envie de les abattre tous comme des chiens !

Je ne l’avais encore jamais entendu exprimer un sentiment d’impatience.

— Ce serait nous enlever toutes nos chances d’approcher Iida, répliquai-je. Quand nous l’aurons à notre merci, toutes les insultes des Tohan seront lavées d’un seul coup.

— Ton alter ego studieux ne manque pas de sagesse, Takeo, dit sire Shigeru d’une voix un peu rassérénée. Ni de sang-froid.

Le lendemain, il se rendit au château avec Abe pour être reçu par le seigneur du cru. Il en revint plus triste et plus agité que jamais.

— Les Tohan cherchent à prévenir des troubles en rejetant sur les Invisibles la responsabilité des ravages de la tempête, m’annonça-t-il brièvement. Une poignée de malheureux marchands et paysans ont été dénoncés et arrêtés. Plusieurs ont succombé à la torture. Quatre d’entre eux sont suspendus aux murs du château. Leur supplice se prolonge depuis trois jours.

— Ils sont vivants ? chuchotai-je en frissonnant.

— Ils peuvent survivre encore plus d’une semaine. Entre-temps, les corbeaux se repaissent de leur chair vive.

Une fois que j’eus appris leur existence, je ne pus m’empêcher de les écouter sans cesse : parfois un gémissement étouffé, parfois un faible cri, qu’accompagnaient dans la journée les croassements et les battements d’ailes incessants des corbeaux. Je les entendis toute cette nuit-là, puis le lendemain jusqu’au soir, après quoi ce fut la première nuit de la fête des Morts.

Les Tohan imposaient un couvre-feu à leurs villes, mais la fête suivait des traditions plus anciennes et le couvre-feu était repoussé jusqu’à minuit. À la tombée du jour, nous quittâmes l’auberge pour nous joindre à la foule se rendant d’abord aux temples puis sur les rives du fleuve. Toutes les lanternes de pierre bordant les accès aux sanctuaires étaient allumées, et des bougies étaient posées sur les pierres tombales. Leurs lueurs tremblantes projetaient des ombres étranges sur les passants, dont les corps semblaient se décharner et les visages se creuser comme des crânes. La marée humaine avançait posément, en silence, comme si les morts eux-mêmes avaient surgi de la terre. Il était aisé de s’y perdre, et d’échapper ainsi à la vigilance de nos gardes.

La nuit était chaude et paisible. Je m’approchai de la rive avec sire Shigeru, et nous lançâmes sur les eaux du fleuve des bougies allumées dans de fragiles embarcations chargées d’offrandes pour les morts. Les cloches des temples retentissaient, et des chants et des litanies planaient sur les flots lents et sombres. Nous regardâmes les lumières s’éloigner, entraînées par le courant, en espérant que les morts seraient consolés et laisseraient en paix les vivants.

Mais moi, je ne me sentais pas le cœur en paix. Je pensais à ma mère, à mon beau-père et à mes sœurs, à mon père mort depuis si longtemps, aux habitants de Mino. Sire Shigeru songeait certainement à son père, à son frère. Il semblait que leurs esprits ne nous laisseraient tranquilles qu’après avoir été vengés. Autour de nous, des gens mettaient à flot leurs petits vaisseaux illuminés, en pleurant et en gémissant, et une vaine tristesse serra mon cœur à l’idée que tel était le monde. Ce que j’avais retenu de la doctrine des Invisibles me revint à l’esprit, mais je me souvins alors que tous ceux qui me l’avaient enseignée étaient morts.

Les flammes des bougies brûlèrent longtemps, avant de s’amoindrir au point de ressembler à des lucioles, puis à des étincelles, puis à ces lueurs fantomatiques qui dansent sous les yeux quand on a regardé trop fixement le feu. La lune était pleine, et se teintait de cette nuance orangée qui annonce la fin de l’été. Je redoutais de rentrer à l’auberge, dans cette chambre étouffante où je passerais la nuit à me retourner sur ma couche en écoutant les Invisibles agoniser sur le mur du château.

On avait allumé des feux de joie le long des berges du fleuve, et les gens se mirent à danser la ronde obsédante qui doit à la fois souhaiter la bienvenue aux morts et les faire partir, afin que les vivants soient soulagés. La musique se détachait sur le fracas des tambours. Ce spectacle éclaircit un peu mon humeur, et je bondis sur mes pieds pour regarder. À l’ombre des saules, j’aperçus Kaede.

Elle était debout à côté de dame Maruyama, Sachie et Shizuka. Sire Shigeru se leva et se dirigea vers elles d’un pas indolent. Dame Maruyama vint à sa rencontre, et ils se saluèrent avec une politesse empreinte de froideur et de formalisme. Ils échangèrent des paroles de condoléances pour les morts et des commentaires sur le voyage puis se tournèrent d’un même mouvement vers les danseurs afin de les regarder, ce qui était parfaitement naturel. Mais j’avais l’impression qu’il était aisé, à travers leurs voix, dans leur façon de se tenir côte à côte, de deviner leur désir, et j’avais peur pour eux. Je savais qu’ils étaient capables de dissimuler leurs sentiments – ils le faisaient depuis tant d’années –, mais maintenant qu’ils s’apprêtaient à jouer un va-tout désespéré, je craignais qu’ils n’abandonnent toute prudence avant la dernière manche.

Kaede était désormais seule sur la rive, en dehors de Shizuka. Je me retrouvai près d’elle comme par enchantement, comme si des esprits m’avaient emporté dans les airs pour me déposer à son côté. Je la saluai avec une politesse mêlée de timidité, afin de donner le change à Abe s’il me voyait. Je voulais qu’il me croie simplement en proie à une passion d’adolescent pour la fiancée de sire Shigeru. Je dis un mot de la chaleur, mais Kaede tremblait comme si elle était glacée. Nous restâmes un instant silencieux, puis elle me demanda à voix basse :

— Qui pleurez-vous, sire Takeo ?

— Ma mère, mon père.

Après une pause, je repris :

— Les morts sont si nombreux.

— Ma mère est mourante, dit-elle. J’espérais la revoir, mais nous avons pris un tel retard dans notre voyage que je crains qu’il ne soit trop tard. J’avais sept ans quand j’ai été livrée en otage. Pendant plus de la moitié de ma vie, je n’aurai vu ni ma mère ni mes sœurs.

— Et votre père ?

— Lui aussi est un étranger pour moi.

— Assistera-t-il à votre…

À ma propre surprise, je découvris que j’avais la gorge trop serrée pour prononcer ce mot fatidique.

— Mon mariage ? s’exclama-t-elle avec amertume. Non, il n’y sera pas.

Ses yeux fixés sur la rivière illuminée de mille lueurs se tournèrent sans me regarder vers les danseurs et la foule des spectateurs.

— Ils s’aiment, murmura-t-elle comme si elle se parlait à elle-même. C’est pour cela qu’elle me hait.

Je savais que je n’aurais pas dû être là, en train de lui parler, mais je ne parvenais pas à m’éloigner. Je tentai de jouer encore mon personnage d’artiste doux, timoré et bien élevé :

— Les mariages se décident pour des raisons de devoir et d’alliance. Ce qui ne veut pas dire qu’ils soient nécessairement malheureux. Sire Otori est un homme de bien.

— Je suis fatiguée d’entendre ce discours. Je sais qu’il est un homme de bien. Tout ce que je dis, c’est qu’il ne m’aimera jamais.

Je sentis ses yeux sur mon visage.

— Mais j’ai conscience, ajouta-t-elle, que l’amour n’est pas fait pour les gens de notre classe.

Cette fois, c’était moi qui tremblais. Je redressai la tête, et mes yeux rencontrèrent les siens.

— Alors pourquoi suis-je amoureuse ? chuchota-t-elle.

Je n’osai pas ouvrir la bouche. Les mots que je voulais prononcer me suffoquaient. Je sentais sur ma langue leur douceur et leur force. De nouveau, je me dis que je mourrais si je ne la possédais pas.

Les tambours résonnaient, les feux de joie flamboyaient. La voix de Shizuka s’éleva dans l’obscurité :

— Il se fait tard, dame Shirakawa.

— Je viens, dit Kaede. Bonne nuit, sire Takeo.

Je m’autorisai une seule faiblesse : prononcer son nom comme elle venait de prononcer le mien :

— Dame Kaede.

À l’instant où elle se détournait, je vis son visage s’illuminer, plus brillant que les flammes, plus radieux que la lune au-dessus des eaux.

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